En Mauritanie, les femmes, les religieux et la loi de la discorde

Un projet de loi criminalisant les violences faites aux Mauritaniennes est jugé contraire aux préceptes de l’islam par les imams et les oulémas. Or, ce texte s’apprête à être examiné en conseil des ministres. Décryptage d’un débat très sensible.

À Nouakchott, des Mauritaniennes, députées et militantes de la société civile, mènent un combat crucial et pourtant passé sous silence. Leur projet de loi relatif à « la lutte contre les violences à l’égard de la femme et de la fille », dite Al Karama (« dignité »), suscite une levée de boucliers des imams et des oulémas, qui estiment qu’il est contraire à l’islam.

Pourtant ce sont eux qui l’ont amendé et modifié avant de le valider, tout comme le ministère de la Justice et le Haut conseil de la fatwa et des recours gracieux. Mais les autorités religieuses le rejettent désormais en bloc. Reste que le texte devrait très prochainement être voté en conseil des ministres, dès le 18 octobre, avant d’être éventuellement débattu au Parlement.

Protégées par la tradition

Il s’agit d’une nouvelle étape dans une bataille de longue haleine. En Mauritanie, les femmes, piliers du foyer, sont en effet protégées par la tradition, mais pas par la loi. Sans compter que leurs droits ne sont pas garantis dans cette société traditionnelle, encore empreinte de tabous. « Qu’on le veuille ou non, le viol existe dans les familles, mais cela est tu », rapporte un analyste politique. Pour pallier cette immense lacune du code pénal, basé sur la charia, une loi portant code du statut personnel avait été adoptée en juillet 2001 par le chef de l’État Maaouiya Ould Taya. Elle codifiait pour la première fois le mariage et sa dissolution, mais aussi les successions.

En 2017, une version plus moderne a été élaborée en concertation avec les autorités religieuses, mais elle a été rejetée à deux reprises. Mi-septembre dernier, le texte a donc de nouveau fait l’objet d’un grand débat entre ces mêmes leaders, la société civile et des parlementaires. Initialement dédiée aux violences basées « sur le genre », elle a dû être renommée, ce terme ayant été rejeté par ses détracteurs car évoquant, selon eux, l’homosexualité qui est interdite par l’islam. Le texte a lui aussi été largement corrigé et compte désormais 55 articles au lieu de 105 initialement.

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Il criminalise toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des mineures (physique, sexuelle, psychologique, économique), ainsi que le viol, l’inceste et le harcèlement sexuel. Mais aussi les mutilations génitales, la séquestration, l’enlèvement, les coups et blessures volontaires (au sein du couple, l’épouse peut demander le divorce pour cette raison) ou encore l’injure et les menaces. Leur non-dénonciation par un tiers est également punie et un chapitre entier est consacré à la protection des victimes, du traitement médical, à la protection des témoins, en passant par leur prise en charge dans des centres. L’interdiction faite aux femmes d’exercer leurs droits fondamentaux est punie d’un à deux ans de prison et d’une amende de 10 000 à 20 000 ouguiyas (248 à 496 euros).

Nombreuses insuffisances

Les associations pointent néanmoins de nombreuses insuffisances, ce texte étant à leurs yeux encore loin d’être parfait. Par exemple, si l’indemnisation des victimes est prévue, son montant n’est pas fixé. Et l’article consacré au mariage des enfants a été « nettoyé » et est jugé « trop synthétique » : celui-ci était déjà interdit par les articles 6 à 8 du code du statut personnel de 2001. Là encore, il ne sera dissous par le juge que « s’il apparaît qu’il n’est pas dans l’intérêt de [la mineure]. »

Autre sujet très important : l’héritage. L’article 34 punit notamment de deux à trois ans de prison « quiconque empêche une femme ou une fille de recevoir un héritage auquel elle a droit ». « D’autres aspects doivent être intégrés, insiste Aminetou Mint El Moctar, présidente de l’Association des femmes chefs de famille et en première ligne dans la rédaction de ce texte, que certains appellent d’ailleurs « la loi Aminetou ».

Cette figure des droits de l’homme en Mauritanie est régulièrement prise pour cible et menacée pour ses prises de position progressistes. « Les femmes n’héritent toujours pas des terres cultivables, ni du patrimoine foncier, or ce n’est pas interdit par la religion. On a demandé à ce que cela soit ajouté. Ce sont leurs oncles et frères qui gèrent. »

La main de Tawassoul

Le projet de loi Al Karama suscite donc une farouche opposition des imams et des oulémas, très puissants dans le pays, mais aussi de personnalités politiques de tous horizons. Ils sont, par exemple, vent debout contre l’article 2 qui interdit, entre autres, les restrictions à la liberté des femmes. « Ils disent que nous sommes dans une société musulmane et qu’une fille doit être sous l’autorité de ses parents ou de celle d’un tuteur d’ici à son mariage », regrette Aminetou Mint El Moctar.

Les défenseures du texte estiment qu’ils sont manipulés voire « intoxiqués » par les islamistes du parti Tawassoul, deuxième force politique du pays, qui mobilisent d’ailleurs des femmes à ce sujet. « Ils n’en veulent pas car, à leurs yeux, ce n’est qu’un début, commente un soutien du texte qui a requis l’anonymat. Ils craignent qu’ensuite on ne demande autre chose, comme la reconnaissance des droits des homosexuels. À leurs yeux, l’Occident veut détruire la société. »

Surtout, les populations n’ont pas accès au contenu du projet de loi. Le travail de sensibilisation est très difficile à mener, les médias publics ne donnant pas de temps d’antenne à la société civile, laquelle n’a pas non plus la possibilité d’ouvrir le débat dans la presse. « Nous avons un réseau de femmes journalistes, jeunes syndicalistes et militantes des droits de l’homme mais beaucoup sont inactives car elles ont peur d’être accusées d’apostasie », déplore Aminetou Mint El Moctar. D’autres manquent de courage et ne sont pas prêtes à affronter la réalité. »

Selon cette dernière, cette loi est d’autant plus nécessaire que les droits des femmes ont reculé un peu partout, que les violences se sont accrues depuis le confinement et qu’en Mauritanie, les discours sur l’égalité se font plus rares. Sans compter que la représentativité des Mauritaniennes en politique est en net recul. Les résultats des élections législatives, municipales et régionales de mai dernier ont en effet été décevants. Elles ne sont désormais plus que deux maires sur 216 (elles étaient cinq), bien qu’elles soient désormais un peu plus nombreuses à l’Assemblée nationale, avec 41 députées sur 176. Elles ne gèrent également aucun ministère régalien.

« Oppression patriarcale »

« L’une des motivations les plus importantes de ceux qui font campagne contre le projet de loi est la perpétuation des traditions d’exploitation des corps des mineurs et des mariages secrets, dénonce la députée Saadani Mint Khaytour, ancienne membre de Tawassoul, qui a rallié El Insaf, le parti au pouvoir. Ils ont également peur de l’égalité entre les classes de la société, l’actuelle hiérarchie sociale étant protégée par le contrôle sur les femmes. Enfin, ils souhaitent continuer à exercer une tutelle sur celles-ci, considérant qu’elles sont toutes mineures. »

Le 6 octobre dernier, à l’issue d’une mission de douze jours en Mauritanie, le groupe d’experts des Nations unies sur les discriminations à l’égard des femmes et des filles a déclaré que « la Mauritanie a fait des efforts considérables pour l’autonomisation des femmes et des filles […] mais des lacunes subsistent et continuent d’entraver les progrès. « Malgré un cadre institutionnel solide et une volonté politique de faire progresser l’égalité de genre, l’oppression patriarcale associée aux contraintes socio-économiques du pays entravent la participation des femmes et les filles dans la société mauritanienne. »

Dans son entourage, on assure que le président Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani y est favorable, même si son premier cercle est partagé. Il n’a pas reçu les associations féminines, dont l’interlocuteur est le commissaire aux droits de l’homme, Cheikh Ahmedou Ould Ahmed Salem Ould Sidi. Bien que la formation au pouvoir compte 107 députés sur 176, la mobilisation au sein de ce parti est très faible – ce qui est le cas dans les autres également. Or, un soutien d’El Insaf garantirait une victoire écrasante à l’Assemblée nationale. « Si cette loi est adoptée, elle constituera une petite référence pour protéger la dignité des femmes, espère Aminetou Mint El Moctar. On pourra l’améliorer encore, mais l’important c’est d’abord qu’elle existe. »

Jeune Afrique

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