Peu de temps après l’année 1994, de nombreux acteurs de la culture se sont emparés du sujet. Écrivains, essayistes, journalistes, plasticiens et dramaturges ont cherché, à travers leurs œuvres, des réponses.

Quelques mois, un million de morts. Alors qu’en cette année 1994, à plusieurs milliers de kilomètres du Rwanda, l’Afrique du Sud met fin à l’apartheid, le génocide des Tutsi sidère l’humanité par sa foudroyante violence. Face à l’indicible, les questions brûlent. Comment des hommes ont-ils pu massacrer sauvagement, systématiquement, résolument les voisins auprès desquels ils vivaient depuis des années ? Abattre des visages connus, couper des enfants connus, violer des mères connues, exterminer des vieillards connus ?

Face aux interrogations soulevées, l’humanité prise à la gorge par l’incompréhension tente de trouver des réponses. Par tous les moyens. Et c’est peut-être parce que ces réponses demeurent inaccessibles, ou insuffisantes, qu’il ne se passe pas un mois, depuis 30 ans, sans qu’un témoignage ou une création ne se replonge dans l’horreur phénoménale de ce passé. Sans doute plus encore que l’esclavage, l’apartheid ou la colonisation, pour ne parler que du continent africain, le génocide des Tutsi du Rwanda a produit pléthore d’œuvres à travers le monde – bien au-delà des frontières de ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs.

Écrire « par devoir de mémoire »

Dans le monde littéraire, c’est dès 1998 que plusieurs écrivains africains vont s’intéresser de près au drame, sous l’impulsion du Tchadien Nocky Djedanoum et de l’Ivoirienne Maïmouna Coulibaly, fondateurs de Fest’Africa. Conscient qu’il n’était désormais plus possible de vivre derrière les œillères d’un entre-soi littéraire, Djedanoum parvint à convaincre une dizaine d’auteurs de fiction de se rendre au Rwanda pour voir de leurs propres yeux et écrire « par devoir de mémoire ».

L’expression peut paraître aujourd’hui galvaudée, mais le projet de Djedanoum a porté ses fruits et donné naissance à plusieurs textes qui comptent aujourd’hui parmi les classiques de la littérature consacrée au génocide. Assumpta Mugiraneza, cofondatrice et directrice du Centre Iriba pour le patrimoine multimédia, en témoignait récemment lors des « Rencontres Nyirarumaga des littératures africaines » à Kigali : « Ces romanciers ont un peu lavé l’honneur de l’Afrique et cela a été un sacré début de travail », déclarait-elle alors. Pourtant, elle avait vu venir d’un mauvais œil ces auteurs qui débarquaient quatre ans après, alors même que les survivants du génocide n’avaient pas encore vraiment trouvé la force de poser des mots sur ce qu’ils avaient vécu.

La littérature pour « redonner du sens »

Le débat, qui oppose parfois ceux pour qui seuls les témoins ou les survivants sont en droit d’écrire à ceux pour qui la fiction demeure un moyen de comprendre, persiste : en Occident, il se pose en des termes identiques concernant la Shoah. Mais quoi que l’on en pense, les textes sont là, et ils parlent pour eux-mêmes. L’initiative « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » a permis à des auteurs africains de s’exprimer avec empathie sur le vécu de leurs frères et sœurs rwandais. Ainsi le Sénégalais Boubacar Boris Diop publie-t-il, en 2000, Murambi, le livre des ossements, traduit dans de nombreuses langues et plusieurs fois réédité. La prix Nobel de littérature africaine-américaine Toni Morisson en disait ceci : « Ce roman est un miracle. Murambi, le livre des ossements confirme ma certitude qu’après un génocide, seul l’art peut essayer de redonner du sens. »

À vrai dire, c’est bien ce que cherchèrent les romanciers participants : écrire pour essayer de comprendre et tenter de rendre à l’humanité ce qu’elle avait perdu en 1994. L’Ivoirienne Véronique Tadjo ferait de même avec L’ombre d’Imana, le Guinéen Tierno Monénembo avec L’aîné des orphelins, le Tchadien Koulsy Lamko avec La phalène des collines. Ce dernier allait même composer, à partir de l’ensemble des textes, une adaptation théâtrale, Corps et voix, paroles rhizome, jouée en mai 2000 à Kigali. Soit peu de temps après l’une des premières pièces de théâtre à s’emparer du sujet : Rwanda 94, une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants, créée par le Groupov (Centre expérimental de culture active) à Liège, en mars 2000, et qui tournera ensuite pendant quatre ans, y compris au Rwanda.

• Jean Hatzfeld interroge rescapés et bourreaux

C’est en cette même année 2000 que paraît en France Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, du journaliste Jean Hatzfeld. Un texte à nul autre pareil, qui donne la parole à 14 survivants de la région de Nyamata et représente le premier jalon de l’œuvre d’une vie. Depuis, Hatzfeld n’a cessé de retourner à Nyamata pour y creuser la mémoire des rescapés, mais aussi celle des bourreaux, en les interrogeant. Ses livres, souvent cités en référence, hissent au niveau de l’universel les tourments qui ont frappé une petite région du Rwanda, dans une langue superbe qui est aussi un hommage à la culture et à la manière imagée de parler des Rwandais. Sur l’impérieuse nécessité d’écrire, encore et toujours, l’ancien journaliste de Libération offre une réponse simple : « C’est parce qu’on ne trouve pas les réponses aux questions que le génocide pose. »

À lire « Là où tout se tait » : ces Justes qui ont sauvé des Tutsi pendant le génocide au Rwanda

• Bruce Clarke, peintre engagé contre l’oubli

Une réponse qui vaut aussi pour les plasticiens cherchant, par leurs peintures, leurs dessins, leurs installations, à exprimer ce que l’horreur des photos – quoique terriblement réelle et factuelle – demeure insuffisante à exprimer. Bruce Clarke, peintre d’origine sud-africaine engagé contre l’apartheid, dénonça dès les années 1990 ce qui se tramait au Rwanda. Après le génocide, il fut l’un des premiers à proposer des œuvres en mémoire des victimes, dans l’intention de leur rendre l’humanité que les tueurs avaient tenté de leur ôter. C’est ainsi qu’il conçoit, au début des années 2000, le Jardin de la mémoire de Nyanza-Kicukiro, près de Kigali, composé notamment d’un million de pierres symboliques « dans une démarche de refus de l’oubli, de non-complicité et de catharsis. » Depuis, Bruce Clarke a poursuivi cette œuvre avec sa série des Hommes debout, complétée aujourd’hui par celle des Femmes debout. Il propose actuellement Vies d’après, des artistes face au génocide des Tutsis au Rwanda, au Camp des Milles, près d’Aix-en-Provence (Sud de la France, jusqu’au 9 juin 2024).

• Jean-Philippe Stassen dessine une jeunesse désœuvrée

Jalon marquant de la production culturelle liée au génocide, l’année 2000 est aussi celle de la publication d’une bande dessinée majeure, dans la collection Aire Libre, chez Dupuis. Scénarisée et dessinée par le Belge Jean-Philippe StassenDéogratias raconte la folie d’un jeune Hutu ayant participé au massacre. Superbe, l’œuvre obtient le prix René Goscinny et le prix France Info de la bande dessinée d’actualité et de reportage. Elle sera complétée par Pawa, chroniques des monts de la lune, en 2002, et par Les enfants, deux ans plus tard. C’est au cours de cette même année 2004 que paraît aux Arènes le livre de Patrick de Saint-Exupéry L’inavouable, la France au Rwanda, pointant du doigt le rôle de la patrie des droits de l’homme dans le génocide. Mais aussi le film controversé Hôtel Rwanda…

Depuis cette date, c’est-à-dire depuis vingt ans, il serait fastidieux de lister les témoignages, les romans, les pièces, les films documentaires ou de fiction, les essais et les thèses universitaires venus enrichir le corpus d’œuvres consacrées au génocide : textes de Beata Umubyeyi Mairesse et Scholastique Mukasonga, téléfilm d’Alain Tasma (Opération Turquoise), documentaire de Mehdi Ba et Jérémy Frey (7 jours à Kigali, la semaine où le Rwanda a basculé), livre dessiné d’Olivier Bramanti et Frédéric Debomy (Turquoise), bande dessinée de Damien Roudeau et Thomas Zribi (Rwanda, à la poursuite des génocidaires), etc. L’acteur et metteur en scène Dorcy Rugamba, qui vient de publier Hewa Rwanda, lettres aux absents (JC Lattès) en hommage à sa famille assassinée, conseille de son côté la lecture des livres de Boubacar Boris Diop et Jean Hatzfeld, ainsi « qu’un petit livre peu connu qui permet de comprendre ce qu’il s’est passé en le rattachant à la grande histoire : Rwanda, généalogie d’un génocide, de Dominique Franche ». Chacun choisira.

• Stromae et Gaël Faye : petit pays, grand public

Si la commémoration des 30 ans, cette année, semble provoquer un effet d’aubaine chez bon nombre d’éditeurs qui en profitent pour publier un ou plusieurs textes sur le sujet, sans doute ne faut-il pas s’en désoler. La pluralité offre des gages de qualité en même temps que l’assurance de toucher un plus vaste public. Il est désormais possible d’avoir accès, à côté d’une littérature réservée aux initiés, à des textes accessibles à tous. Notamment grâce à deux chanteurs. Avec sa chanson Papaoutai, le Belge Stromae a permis à toute une jeunesse, bien au-delà des frontières rwandaises, de prendre conscience de ce que pouvait signifier le génocide, des années plus tard. De même, avec le roman Petit pays et son adaptation cinématographique, le Franco-Rwandais Gaël Faye a su trouver une langue qui parle à tous. Et c’est peut-être le plus important, quand il s’agit de combattre les idées qui permettent les génocides.

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