Interview exclusive avec Pr Julien Nimubona :«Le niveau d’engagement des collaborateurs derrière le Président pose question »

Une semaine après la tenue du tout 1er Forum national sur le développement, le politologue décrypte les enjeux de ce grand rendez-vous qui a vu la participation de nombreux experts. L’occasion de faire un tour d’horizons de l’actualité politique du pays. En organisant ce forum, selon vous, quel est le message derrière ?Beaucoup d’observateurs politiques semblent voir dans ce forum une nième tenue des États généraux sur le développement. A mon avis, c’était plus que cela.

Une semaine après la tenue du tout 1er Forum national sur le développement, le politologue décrypte les enjeux de ce grand rendez-vous qui a vu la participation de nombreux experts. L’occasion de faire un tour d’horizons de l’actualité politique du pays.

En organisant ce forum, selon vous, quel est le message derrière ?

Beaucoup d’observateurs politiques semblent voir dans ce forum une nième tenue des États généraux sur le développement. A mon avis, c’était plus que cela. Ceci pour diverses raisons : pour la 1ére fois, ce forum a permis le débat entre intellectuels et politiques tous issus du système au pouvoir. Les panélistes, les invités, étaient ce que l’on appelle des « intellectuels organiques ». C’est-à-dire des intellectuels organiquement liés au pouvoir. Ce qui signifie que ce qu’ils ont dit ou les recommandations émises ne proviennent pas de l’opposition. Je dois aussi saluer la qualité des interventions. En bons technocrates, dans leurs exposés, on a senti une certaine liberté de parole. Ce qui est unique d’autant plus que tous les membres de l’exécutif étaient assis, écoutant tels des élèves en classe. Pour revenir à votre question, il faut analyser de près les dernières sorties médiatiques du président de la République.

Concrètement…

Il y a quelques jours, le président Ndayishimiye a fait un certain nombre d’interventions en déplorant les mauvaises pratiques au sein de l’État, critiquant la magistrature, l’administration, quitte à limoger certains hauts cadres, remettant en cause les contrats miniers, les investissements perdus ( exemple du barrage de Mpanda avec ses 54 milliards FBU, etc.)Une propension qui connote une envie de vouloir détruire ces mauvaises pratiques au sein du système. Néanmoins, il se heurte à une indifférence de ses proches collaborateurs. En organisant ce forum, il me semble qu’il a vu juste en ouvrant une fenêtre au sein de ce que j’appelle la grande muette du Cndd-Fdd : cette majorité composée par les intellectuels de ce parti. Et si on n’y regarde de près, cette classe est constamment dominée par un pouvoir, certes militaro-civil. Mais, un pouvoir militant où le pouvoir partisan prévaut sur le pouvoir technocratique. Alors que c’est ce dernier qui promeut le développement. A travers ce forum, je pense que le chef de l’État a voulu donner la parole à cette catégorie de gens.

Des experts du système qui parlent aux gestionnaires du système. Quel est l’intérêt de ce «monologue »?

C’est ça l’enjeu. Sachant que la mise en œuvre des recommandations émises passe par la correction des manquements des gestionnaires aux manettes depuis une quinzaine d’années. La grande interrogation : est-ce que ce changement passe par le changement des hommes ou bien le président de la République fera des ajustements en gardant les mêmes hommes ? En tant que chef de l’État, c’est la grande question qui le taraude. D’ailleurs dans son discours de clôture, M. Ndayishimiye a demandé aux ministres la modalité de mise en œuvre des recommandations.

Une autre inconnue : quand l’on parle de la corruption qui gangrène le secteur des exonérations, la transparence dans la passation des marchés publics. Le message est adressé à des gens bien connus, plus que tous aux manettes depuis un bon bout de temps. La question est : « Pourquoi voudront-ils changer d’un coup, alors qu’ils ne l’ont jamais fait durant plus de 15 ans ? ».Au regard de tout cela, on en vient à se demander : « Si tel est le cas, est-ce que le chef de l’État a-t-il les hommes qu’il faut à la place qu’il faut pour conduire ses changements tant attendus? ».

Pour vous, ce forum amorce le débat au sein du Cndd-Fdd ?

Je ne doute point que bientôt, un débat sans faux fuyants naîtra, à l’instar de 1992. Avec le début du multipartisme au Burundi, cela a dérangé énormément le parti Uprona. Je me souviens de Nicolas Mayugi, à l’époque secrétaire général. Il parlait « d’une démocratie possible au sein d’un parti unique. » C’est l’actuelle problématique au sein du parti de l’Aigle. La grande question : est-ce qu’au sein du Cndd-Fdd, actuellement, le débat contradictoire combien important pour le renforcement de la culture démocratique est-il encore possible ? Avec ce forum, je crains que le président de la République n’ait ouvert une boîte de Pandore.

Trouvez-vous au moins que toutes les thématiques pertinentes ont été explorées?

Il me semble que les thématiques qui dérangent n’ont pas été évoquées. A ce propos, j’ai listé quatre autres thèmes qui auraient pu faire objet de débat dans ce forum. Le 1er thème oublié : c’est la problématique de l’ouverture de l’espace démocratique. Un préalable pour la stabilisation du Burundi. Aucun exposé n’a été fait sur la manière à emprunter afin que le Burundi sorte de ce cycle de violences politiques. En parlant de la cohésion nationale comme préalable pour le développement, c’est cela que le président du Parcem disait.

Néanmoins, j’ai l’impression que les acteurs présents n’ont pas tenu en compte cela. A défaut d’une démocratie plus intégrative, la majorité démocratique est confondue à la majorité partisane. Une erreur sans nom parce que cela engendre l’exclusion systématique des partis de l’opposition et de l’ethnie minoritaire. Sachant que les investissements sont conditionnés par la stabilité intérieure, j’estime que ce point devait être débattu.

Le 2ème thème non évoqué, c’est la problématique de la démographie. Laquelle on pourrait associer aux changements climatiques. Quoi que l’on fasse la pression démographique pèse sur la terre, sur l’éducation des enfants (des salles de classe bondées), fait pression sur la qualité des soins de santé.

L’autre problème non évoqué, c’est l’environnement. Pour un pays comme le Burundi dont plus de 95% vit de l’agriculture, le changement climatique doit être une priorité. Raison de plus, il convenait d’étudier les stratégies .La 3ème thématique peu évoquée, c’est la gouvernance administrative.

La qualité et l’accès aux services publics sont un casse-tête. A cause de pratiques clientélistes, néo- patrimoniales, ethnistes, il persiste un contentieux entre la population et l’Etat. A mon avis, une occasion qui aurait permis de dégager les grands axes, delà instaurer la confiance. Afin, le 4ème thème qui n’a pas retenu l’attention des experts, c’est l’intégration régionale et le développement international. Sachant que notre économie, dans une certaine mesure, dépend aussi de celle des pays de la sous-région. Cette thématique aurait permis de montrer combien les antagonismes entre Etats (cas du Rwanda, Ouganda) pèsent sur notre économie.

Et par rapport au forum en général, contrairement aux discours, je n’ai pas vu de vision. Dire que « l’objectif est que le Burundi soit un pays émergent d’ici 2040 ». Cela n’est pas une vision. En sciences politiques, cela s’appelle un slogan. Une vision, c’est une stratégie cohérente fondée sur des objectifs précis à atteindre avec des ressources mobilisables pour y arriver.

La récente levée des sanctions des Etats-Unis d’Amérique contre certaines personnalités politiques burundaises. Une bonne chose ?

Une nuance. Même si dans le décret du président Biden portant annulation desdites sanctions, il salue une nette amélioration de la gouvernance, de l’Etat de droits, etc. Il ne faut que le pouvoir burundais pense qu’il s’agit d’une reconnaissance. Parfois les décisions internationales peuvent être une manière d’encouragement. Histoire d’avancer vite dans le respect des principes démocratiques. Pour le cas de la levée de ces sanctions américaines, il s’agit bel et bien d’un encouragement du chef de l’État afin qu’il poursuive ses réformes. La même stratégie utilisée par l’UE en initiant ce dialogue pour la levée de leurs sanctions.

D’un côté, les Etats-Unis d’Amérique qui lèvent les sanctions. D’un autre, l’UE qui les reconduit. Votre réaction.

Il faut savoir une chose: les Etats Unis d’Amérique tout comme les pays de l’Union des 27 sont pour l’imposition du respect des principes démocratiques (droits de l’homme, bonne gouvernance, etc.). Cependant, la documentation sur ce genre de questions varie d’une puissance à une autre. Les Américains s’informent via un réseau de services gouvernementaux (les ambassades, les Ongs, les services de renseignements et d’informations (CIA, FBI, Medical Corps, etc.).Et ces services sont tellement marqués par la logique des politiques gouvernementales. Pour eux, seuls comptent les enjeux politico- économiques. Or, pour le cas du Burundi, depuis 2015, il y a la Chine qui a pris pied au Burundi, renforçant ses positions dans la sous-région. Un regret partagé à la fois par les Américains et l’UE.

Or qui dit coopération de la Chine avec le Burundi, renvoie à sa pénétration dans l’Est de la RDC, avec comme corollaire les groupes armés qui pullulent. Compte tenu de tout cela, les Etats-Unis d’Amérique ont jugé qu’il était préférable de protéger leurs intérêts stratégiques, plutôt que de crier sur les violences des droits de l’homme.

Des préalables suffisants pour lâcher du lest ?

Aussi, il ne faut pas perdre de vue qu’aux Etats-Unis d’Amérique, la démocratie est une démocratie élitiste. Souvent, le président décide sans pour autant consulter sa population. Une situation aux antipodes de l’UE. Les pays européens sont fondamentalement des démocraties d’opinion. Toutefois, tous les 27 pays n’ont pas la même perception du respect des principes démocratiques. Par exemple, lors du dialogue avec l’UE, certains pays comme la France, la Belgique étaient quelque peu ouverts. Le contraire des Allemands. Autre chose, il faut savoir que la diplomatie de l’UE est beaucoup influencée par les organisations de la société civile. C’est pourquoi, lorsque le parlement européen voulait statuer sur la reprise de la coopération, sans doute que les rapports de ces organisations des droits de l’homme sont venus pencher la balance dans la délibération des députés européens, bloquant l’action des ministres qui fort possible, aurait permis l’évolution de la situation. Je pense que c’est actuellement le cas avec cette reconduction des sanctions contre ces personnalités.

Ceci pour dire que la levée des sanctions de l’UE contre le Burundi, n’est pas pour bientôt ?

Pour demain, je ne sais pas. Mais, si jamais, elle intervient ça sera une décision purement politico-réaliste. Une décision qui tend à inciter le président de la République à traduire en actes concrets ses nombreux discours de réformes sur le plan national et international. Aussi, il faut dissocier les sanctions individuelles et celles contre un pays.

De plus en plus des signes de réchauffement avec le voisin rwandais. Une possible normalisation des relations bilatérales ?

Le réalisme politique a toujours prévalu dans les relations burundo-rwandaises. En témoigne, l’histoire post-coloniale de ces deux pays dans la gestion de la question des réfugiés rwandais, etc. Actuellement, le problème, c’est que l’opinion, surtout burundaise oublie, ce sont les enjeux derrière le rapprochement entre ces deux pays. Certes, le Burundi a davantage communiqué sur ses desiderata, notamment, la livraison de présumés putschistes. La grande question qui persiste : est-ce que le Burundi est prêt à faire des concessions par rapport aux doléances des Rwandais ? Toutefois, je ne doute point qu’au fil du temps, une solution pour une éventuelle reprise de coopération bilatérale sera trouvée.

L’opinion qui déplore que le Parlement national peine à accomplir son rôle de contrôle de l’action gouvernementale. Votre commentaire.

Un autre problème de fonctionnement de notre démocratie. Pour comprendre ce problème, il faut remonter à peu près en 2007 lorsque les députés pro-Rajabu et le pouvoir de feu président Nkurunziza étaient en conflit. Je pense que c’est à ce moment, le pouvoir d’alors a compris les dangers de laisser toutes les prérogatives au pouvoir législatif. C’est dans cette logique qu’à partir des élections 2010, une attention particulière a été accordée à la désignation des députés et sénateurs qui doivent figurer sur les fameuses listes bloquées. Et depuis, ces derniers ont les mains liées alors qu’ils ont le mandat du peuple. Or ce qu’ils oublient, ce qu’en ne s’acquittant pas de leurs tâches ils exposent l’exécutif aux dérives. Je suis sûr que si la commission parlementaire en charge du développement avait fait le suivi des travaux de construction du barrage de Mpanda, il n’y aurait pas eu les actuels manquements. Idem pour les dysfonctionnements de la justice, les détournements signalés ici et là.

Quid de l’opposition qui ne cesse de s’effacer ?

C’est terrible. Et lorsque le paysage politique est écrasé par un seul parti politique, c’est rare qu’un pays puisse prétendre se développer. Si la population est exposée à un seul projet de société permanent, cela entraîne une mort lente de la démocratie. Ce qui à la longue, des fois, peut conduire à l’implosion de la cohésion nationale suite aux frustrations des uns et des autres.

Propos recueillis par Hervé Mugisha

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